Aïcha a 25 ans, est arrivée d'Irak il y a quelques années. Elle vient en consultation accompagnée d'une amie qui fera office d'interprète; la secrétaire du cabinet les a orientées vers moi car elle sait que je consulte en maternité.
Au traditionnel "Qu'est-ce qui vous amène?", l'amie me répond "Elle vient parce qu'à la maternité ils ne lui donnent que des mauvaises nouvelles, ils disent que le bébé a un problème de liquide mais il ne font rien, alors elle veut changer, être suivie ailleurs".
Je regarde le dossier de plus près. Aïcha est G6P1, comme on dit dans notre jargon : c'est sa 6ème grossesse, elle a perdu 4 bébés à des stades plus ou moins avancés de la grossesse (dont une mort foetale au 8ème mois, pour laquelle il est simplement noté dans le dossier "contexte de guerre") et a donné naissance à un petit garçon il y a un peu moins de 2 ans. C'est dire si cette nouvelle grossesse est infiniment précieuse.
Je regarde les échographies. Sur celle du 1er trimestre, la clarté nucale a été mesurée à 3mm, ça s'annonce pas terrible. Elle a semble-t-il refusé le dosage des marqueurs sériques.
Une écho de contrôle quelques jours plus tard montre cette fois des malformations cardiaques et cérébrales, ainsi qu'un oligo-amnios ; le contrôle suivant confirme tout cela, avec l'apparition d'une anasarque foetale, des anomalies des membres, un foetus quasiment immobile... Et l'échographiste conclut : "Aspect en faveur d'une aneuploïdie 13 ou 18. Indication d'amniocentèse". Gloups.
Un peu assommée, je demande à Aïcha si elle a fait l'amniocentèse. L'amie m'explique qu'elle ne veut pas, qu'elle a peur de faire mal au bébé.
Aïcha devient volubile, l'amie traduit qu'elle veut aller au CHU, voir un professeur qui saura soigner son bébé.
J'essaye, toujours par interprète interposée, d'expliquer à Aïcha qu'il n'y a pas de traitement à lui proposer, que son bébé va très mal, et que tout ce qu'on peut faire c'est essayer de savoir de quoi il retourne exactement ; j'ai envie de pleurer, parce je perçois la violence de ce que je suis en train de lui dire, et par frustration de ne pas pouvoir mieux communiquer.
Je vois au regard de l'amie, à sa façon de parler à Aïcha, qu'elle a saisi la situation. A son tour elle s'enflamme, j'ai l'impression qu'elle essaie de la convaincre, mais de quoi? De subir l'amniocentèse, de renoncer à espérer un traitement?
Mais Aïcha est arc-boutée sur ses positions. Elle veut voir un professeur. Alors j'appelle la secrétaire de gynéco au CHU, lui explique la situation. Elle me dégotte un rendez-vous avec un des PU-PH trois jours après ; j'ai envie de lui envoyer un bouquet de roses.
Je rédige un courrier, le tend à Aïcha. Elle lâche un commentaire à son amie, qui me regarde avec l'air de s'excuser avant de traduire qu'elle trouve que trois jours c'est trop long, que son bébé pourrait mourir d'ici là.
Comment lui dire que trois jours, ou trois semaines, ça n'aurait rien changé?
Tu devrais écouter Jaddo plus souvent : ce post est très beau. Souristine : femme, maman, médecin, maman, cordon bleu, et bloggeuse :-)
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Supprimerdur !(j'ai eu ce genre de pb en moins grave dans mes proches 5 grossesses 1 enfant et nous l'esperons un autre bientôt)
RépondreSupprimerc'est quoi un anasarque foetal ?(remarque je peux aller voir sur gg si ça t'embete de répondre
un peu de cuisine n'arrivera pas à te consoler je suppose . je crois que là , la barriere de la langue n'est pas au premier plan je crois que c'est cette nouvelle super dure qu'elle ne peut pas entendre
@MeSH_r : juste, Danke schön. :)
RépondreSupprimer@Zig : une anasarque (my mistake) est un oedème généralisé, pour faire court (oedèmes, ascite, épanchements pleural et péricardique). En général ça craint.
Bien sûr que le plus difficile a été d'être celle qui annonce l'indicible ; mais ne pas pouvoir choisir ses mots est une frustration supplémentaire.
doublement difficile comme situation, en effet...
RépondreSupprimerEt pour la suite, et même ce qui s'est passé avant, les bébés qu'elle a perdu, comment la soutenir avec cette barrière de la langue...
dur et frustrant comme situation, ô comme je compatis.
Billet qui valait largement le coup d'être écrit, et lu ;o)
la barrière de la langue est un problème. Meme en exprimant par le visage des choses, ce n'est pas pareil. Et la traduction change forcément le message et la façon de le prendre.
RépondreSupprimerTrès dur.