Un billet médical, pour que ce blog mérite - au moins un peu - l'ensemble de son titre, et pour Jaddo qui n'aime pas les blogs culinaires et qui m'a fait le plaisir d'une dédicace très sympa de son bouquin (même si elle a failli m'oublier - sans rancune!)
A la fin de mon internat de médecine générale (je suis une vieille, à l'époque on appelait encore ça "résidanat"), j'ai fait un stage de 6 mois en maternité. C'était un stage très coté, qu'on ne pouvait avoir qu'en dernier semestre ; coté parce que formateur en gynécologie et obstétrique, et aussi, pour certains, parce qu'on pouvait assez facilement se la couler douce, rentrer chez soi avant 15 heures et bosser sa thèse...
Parce qu'un certain nombre de mes co-internes étaient dans cette dernière optique, ils s'étaient battus pour les unités de suites de couches, tandis que j'avais hérité de l'unité d'hospitalisations prénatales (dite "la patho") ; à juste titre, j'avais estimé que j'apprendrais davantage qu'en faisant des ordonnances de sortie stéréotypées (rééducation du périnée, pilule, bromocriptine...)
J'ai appris énormément lors de ce stage, essentiellement grâce aux sages-femmes - l'obstétricien responsable de l'unité étant à peu près aussi saisissable que l'Arlésienne... J'ai aussi découvert un univers qui continue de me passionner, celui de la périnatalité.
Et c'est aussi lors de ce stage que j'ai fait un des diagnostics dont je reste le plus fière.
Cet après-midi-là, l'interne de garde m'appelle: "J'ai vu une dame aux Urgences, elle est à 31SA, elle a un peu de fièvre et dit qu'elle est gênée pour respirer, je suis pas sûre qu'il faille la garder, mais tu connais le chef, il est flippé..."
Il amène la patiente dans sa chambre, m'apporte le dossier en disant "Je pense que c'est juste une bronchite, faudra peut-être la mettre sous amox..."
Comme je suis une interne psychorigide qui n'aime que ses observ' et pas celles des autres consciencieuse, je vais voir ma nouvelle patiente illico pour faire connaissance et rédiger son observation d'entrée. Quand j'arrive dans la chambre, elle est en train de ranger ses affaires ; elle est aussi essoufflée que si elle venait de courir un 100m, ce qui fait tinter ma sonnette d'alarme - des femmes enceintes un peu poussives j'en ai vu, mais là c'est vraiment une "dyspnée au moindre effort".
Je lui demande de se rallonger, je commence l'interrogatoire, et j'apprends que la dyspnée a commencé brutalement quelques jours auparavant, en même temps qu'une douleur "là sous les côtes à droite" et une "petite fièvre" à 38°C. L'auscultation pulmonaire est sans particularité, elle ne tousse pas du tout (autant pour la "bronchite" de mon collègue...) et est tachycarde.
Là c'est carrément le tocsin dans ma tête, l'impression de voir clignoter en gros devant mes yeux "EP, EP, EP..."
[Aparté pour les non médecins : l'EP, ou embolie pulmonaire, fait des partie de ces pathologies redoutables qui sont souvent évoquées sur un faisceau d'arguments plutôt que sur un signe clinique spécifique. Dyspnée, douleur thoracique, tachycardie et fébricule, dans le contexte de la grossesse (qui augmente le risque thrombo embolique), ça commençait à faire beaucoup... Fin de l'aparté.]
J'ai demandé à ma patiente de rester allongée, j'ai réalisé un ECG et une gazométrie artérielle. Je ne me souviens plus des résultats exacts de ces examens, je crois que ce n'était pas tout à fait "comme dans les livres", mais suffisamment évocateur pour que le médecin des soins intensifs de cardiologie que j'ai contacté dans la foulée croit aussi à l'embolie pulmonaire et accepte le transfert.
Je prescris de l'héparine pour ma patiente, commence à préparer les papiers pour le transfert. Là dessus arrive l'interne de garde, qui avait dû entendre la nouvelle par Radio-Couloir ; un peu penaud, il me propose de prendre le relais pour l'organisation du transfert avec le SAMU (la mater' est à quelques kilomètres du CHU), vu qu'il est 18h30 passées.
Je rentre donc chez moi, soulagée d'avoir bien fait mon boulot.
Le lendemain j'appelle en cardio pour avoir des nouvelles, la patiente a passé un angioscanner, qui a confirmé une embolie pulmonaire bilatérale sur les troncs proximaux - elle a eu chaud, donc, et nous aussi.
En revanche le cardiologue trouve qu'on a été un peu légers de ne pas médicaliser le transfert de cette patiente-bombe à retardement (elle est arrivée dans une simple ambulance aux Soins Intensifs). Alors que je m'apprête à décrocher le téléphone pour appeler le régulateur du SAMU et avoir le fin mot de l'affaire, la sage-femme m'arrête, et me dit qu'elle a entendu A., mon cher ami l'interne de garde, dire au régulateur "Naaan, mais j'suis d'accord avec vous, on n'y croit pas trop, une ambulance devrait suffire."
Jamais je n'ai eu autant envie d'étrangler un collègue. A quoi ça sert de travailler consciencieusement si les autres viennent tout foutre en l'air?