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mardi 3 janvier 2012

Les cumulardes (2) : Hélène

Hélène a 21 ans. Je la vois pour la première fois à la maternité, pour la première consultation prénatale, dite "d'ouverture de dossier", qui se fait généralement au début du 4e mois (au 3e quand elles ont pris rendez-vous dès que les 2 bandes bleues sont apparues sur le test-pipi...)
C'est une jeune femme qui semble au premier abord un peu fruste. En jogging informe, cheveux coupés à la diable, elle répond par monosyllabes à mes questions. 

Oui, elle est en couple, mais vit chez sa mère.
Non, elle n'a pas très envie de parler du géniteur. Ce qu'elle explique par le fait qu'il est maghrébin et que ça ne lui plairait pas qu'on en sache trop sur lui (je précise qu'on demande âge, poids, taille, groupe sanguin...)
Non, y'a pas de problèmes de santé dans sa famille. Enfin juste les yeux. "Un truc avec les pigments". Une rétinite pigmentaire? "Ah ouais, c'est ça". Quand même.
Non-non, elle n'a jamais eu de problème de santé, pas de souci particulier dans son enfance, son adolescence.
Non, elle n'a pas de suivi gynéco (mais à son âge c'est pas la fin du monde).
On vérifie le groupe sanguin, les sérologies, toxo, rubéole, VIH, pas de souci de ce côté là.

Fin du recueil de ce que notre logiciel appelle "renseignements généraux". Je n'ai toujours pas réussi à créer avec elle de véritable contact, et ce n'est pas habituel à ce stade de la consultation. Habituellement au fil de l'interrogatoire de petites digressions permettent de détendre l'atmosphère, d'ouvrir le dialogue ; là, rien.


Je passe à la partie plus "concrète", ce qui concerne directement la grossesse. Elle se plaint d'avoir des nausées, son médecin traitant lui a prescrit de la dompéridone, ça l'aide un peu. 
C'est quand je pose le rituel "vous prenez des médicaments actuellement?" que je lève le lièvre...
"Ah non, plus maintenant, j'ai tout arrêté quand j'ai su que j'étais enceinte.
- Ah? ... Et avant?
- Bah, de l'Antidépressor, du Benzodiazépix, du Méga-Costaud-Neuroleptic et du Subutex.
- Ah oui, quand même. (réaction orale mesurée alors que j'ai failli tomber de ma chaise) Qui vous prescrivait tout ça?
- Mon psychiatre.
- Vous le voyez toujours?
- Ah ben non, c'était le psy de la maison d'arrêt.
- Vous étiez incarcérée? (ouais je sais, question con...)
- Ouais. J'ai fait 5 ans.
(petits rouages dans ma tête... elle a 21 ans, est sortie depuis plusieurs mois, a fait 5 ans de taule, elle avait donc 15 ans quand elle a été incarcérée... Je ne savais même pas que c'était possible)
- Vous voulez m'en parler?
- Non.
- Ok."


Je l'invite à passer dans la pièce d'examen. 
Aparté
La plupart du temps quand les femmes ont un suivi gynéco (au sens large du terme, hein, ça marche aussi c'est une SF ou un MG qui les suit!) et qu'il n'y a pas de souci particulier, je ne fais pas d'examen au spéculum ni de TV lors de cette consultation. Je me contente de les peser, de palper/mesurer l'utérus, d'écouter les bruits du coeur foetaux. En revanche, en l'absence de tout suivi récent, je réalise un examen au spéculum.
Fin de l'aparté
Elle se pèse, s'installe sur la table d'examen. Je palpe un peu son ventre, on écoute le coeur du foetus. Je lui explique que je vais l'examiner, et pourquoi. Elle répond Ok, mais quand je m'approche d'elle je la vois se crisper, resserrer les genoux. 
Et là ça fait tilt dans mon cerveau. 
"Vous avez subi des abus sexuels?
- Ouais.
- Vous préférez que je renonce à vous examiner aujourd'hui?
- Non, c'est bon, allez-y."
Je l'ai donc examinée quand même, en essayant d'être la plus douce possible. Avec l'impression malgré tout d'être un éléphant dans un magasin de porcelaine.


J'ai beaucoup pensé à cette jeune femme par la suite. Je l'ai revue en fin de grossesse, toujours aussi détachée, déconnectée en apparence (ce qui dominait c'était le "ras-le-bol d'être grosse et d'avoir mal au dos").
Entre temps j'avais contacté son médecin traitant que je connaissais un peu, histoire d'être sûre de maintenir un lien, de ne pas la laisser "dans la nature".
Par ailleurs, j'avais vu avec la sage-femme cadre et l'assistante sociale pour qu'elle puisse bénéficier d'une hospitalisation post-natale en unité Kangourou (son détachement m'inquiétait un peu pour la mise en place du lien mère-enfant... sans parler de ses antécédents d'addiction et de prise de psychotropes!)
L'accouchement s'est déroulé normalement, le séjour à la maternité s'est bien passé.
Par la suite j'ai eu de ses nouvelles par son médecin généraliste, ça se passait bien avec sa petite fille, elle avait emménagé avec le papa...


Je l'ai revue, près de 2 ans après notre consultation. Toujours un peu fruste et pas le contact facile.
Mais beaucoup plus épanouie, visiblement. Plutôt bien dans ses baskets de femme et de maman. Et pourtant, c'était loin d'être gagné au premier abord. 


Je pense à elle régulièrement. Je n'aurais pas parié un kopek sur cette évolution quand je l'ai rencontrée la première fois.
Je suis heureuse de m'être trompée.




samedi 31 décembre 2011

Les cumulardes (1) : Alice

...ou comment certains patients me laissent désemparée.

Alice a 31 ans. C'est une nouvelle patiente du cabinet du Dr Alabourre, fluette et juvénile avec sa queue de cheval et ses grosses lunettes.
Elle vient pour le suivi de sa troisième grossesse, elle a déjà une fille de 12 ans et un petit garçon de 18 mois. Elle a un accent cauchois à couper au couteau, passe sans avertissement du vouvoiement au tutoiement. Elle vit depuis peu dans un foyer d'accueil mère-enfant.

On fait le point sur son dossier médical, sérologies, échographies... Je pose la question des antécédents, elle me dit qu'elle "fait de la tatycardie, c'est de famille, mon père a l'angine de la poitrine".
Elle m'explique aussi pourquoi elle a quitté son conjoint : "J'ai parti du père passqu' i m'aurait tapé s'il aurait su qu'j'étais enceinte, et aussi mon fils".
Tout en continuant à discuter, je passe à l'examen clinique : pesée, pression artérielle, mesure de la hauteur utérine. Et là elle me demande : "A quoi çô sert qu'tu m'sures de la nénette au nombril?" J'explique, je prends le Doppler foetal en disant qu'on va écouter le coeur du bébé ; on entend un beau petit galop, je dis "parfait", et elle : "Ohlala moi j'y comprends rien à ça!"
On revient s'asseoir au bureau, elle me réclame du Forlax parce qu'elle est constipée "depuis des années, rapport à un viol que j'ai eu".
Elle veut aussi, pour son fils, une ordonnance pour réaliser une carte de groupe sanguin. J'exprime ma surprise, elle commence par dire que c'est la crèche qui réclame, puis m'avoue que c'est parce qu'elle pense que le père biologique n'est pas son conjoint de l'époque, parce qu'elle a "connu" quelqu'un d'autre et qu'à la maternité ils lui ont dit que son fils ne pouvait pas être de son conjoint à cause du groupe sanguin (sic).
Je lui propose de la revoir avec son fils le lendemain, parce qu'on avait déjà très largement débordé sur l'horaire de la consultation suivante, et qu'avec les trésors de pédagogie à déployer pour lui expliquer des choses simples je sentais que j'aurais besoin de temps...

Elle revient le lendemain avec le fiston. Elle commence par sortir un résultat de groupe sanguin le concernant ; il est B, elle est AB, tout va bien, je ne vois pas comment conclure quoi que ce soit quant à la paternité supposée du petit. "Oui, mais comme y'a qu'une détermination c'est pas sûr!", me répond-elle.
Je demande s'il a des problèmes de santé:
"Non, sauf que des fois il fait des convulsions.
- Ah quand même, c'est quand il a de la fièvre?
- Ben nan, c'est quand on le force à dormir, i'veut pas alors à force de pleurer il s'étrangle et il devient tout mou*. Alors on est obligés de le secouer pour qu'i'r'vienne."
Et là, je n'ai pas pu m'en empêcher, je crois que j'ai presque crié :
"Ah non, mais faut pas le secouer, hein!"

Au temps pour la pédagogie...

* ce qu'elle décrit est très évocateur de spasme du sanglot, pour les non-initiés à ce problème spectaculaire mais rarement grave pour l'enfant - contrairement aux convulsions.