vendredi 27 mai 2011

Chronique de la misère ordinaire

Je remplace régulièrement en périphérie d'une grande agglomération ; une "banlieue", comme on dit. Pas le genre qui passe à la télé parce qu'on y brûle des voitures, non. 
Une banlieue "populaire" comme disent certains en plissant les narines. Près de la moitié des patients que je vois sont bénéficiaires de la Couverture Maladie Universelle.
Au bout de 6 mois, il y a toujours des journées qui me font halluciner.

Prescillia* a 15 ans, elle est en 4ème. Elle vient accompagnée de sa grand-mère et de son frère. Elle ne va plus au collège depuis une semaine parce qu'elle a mal au ventre. Sa grand-mère me précise qu'elle "ne voit plus" - ce qui signifie qu'elle est en aménorrhée, en patois normand.
Je me (et lui) pose la question d'une grossesse.
"Ah ben, nan, j'prends la pilule. Pi j'l'oublie pô, j'mets mon portab' à sonner.
- Qu'est-ce que tu prends comme pilule?
- (Sourire niais) Chais pô, un nom bizèrre.
- (Intervention du frère)  C'est des bonbons roses et blancs."
Bon, on est bien avancés...
Je fais sortir le frère pour palper le ventre de la demoiselle. Elle me précise en ricanant que ça la pique "lô, en bas" .
Mamie intervient :  
"Elle a souvent la nénette rouge, alors juis mets d'la vaseline." L'intéressée, re-sourire niais "ou des fois d'la pommade de bébé".
Un peu estomaquée, j'ai conclu à une mycose et prescrit le traitement ad hoc. Après coup je me suis demandé si je n'étais pas passée à côté de quelque chose de plus grave, inceste ou abus sexuel.

Quelques jours plus tard j'ai recontré la mère de Prescillia : 48 ans, 108kg pour 1m60, des couettes en berne, un marcel avec dessin pailleté et une mini-jupe au bord de l'implosion. L'examen de ses orteils tenait plus de l'archéologie que de la médecine, quant à l'odeur...
Et je me suis dit que, décidément, on ne partait pas tous avec les mêmes chances dans la vie.

Le même jour que Prescillia, j'ai vu Roberto* : ‎50 ans, ouvrier du bâtiment. Réponse au rituel "Qu'est-ce qui vous amène?
- Ben su'l'chantier, j'ai forcé pour soulever une porte et mon dos a craqué.
- Mais pourquoi avez-vous dû forcer?
- Ben pour voir si elle était lourde."
Verdict : eh oui, elle était lourde. CQFD. Antalgiques, myorelaxants, repos. Et un peu de bon sens, non?

Toujours le même jour, Josiane*, ‎50 ans. Un lourd passé d'alcoolisme, un tabagisme non sevré (20 à 30 cigarettes par jour mais "c'est ça ou la boisson"). Elle pèse 41kg, se nourrit exclusivement de Fortimel, Nutrimix et autres NutraCake. Constipée. Des légumes, des fruits? "Ben nan c'est pas remboursé, faut bien que j'garde mes sous pour qu'les gars y puissent manger leurs pizzas." (et accessoirement s'acheter des SmartPhones et des fringues hors de prix...)

Un peu plus tard, Ravi*, ‎27 ans. 
"J'viens pour mes allergies.
- Quel est le symptôme qui vous gêne le plus?
- Bah l'allergie, hein." (genre mais vous êtes sourde ou stupide?)
Boooon.

Dans le festival de ce jour-là, j'ai vu aussi, pour un rhume ou autre motif banal, Ryan*, 9 ans 1/2, en très net surpoids.
Sa mère me demande de prescrire une prise de sang pour voir s'il a du diabète ou du cholestérol.
Je lève le sourcil, demande pourquoi.
" Parce qu'on n'arrive pas à le faire maigrir, mais pourtant on fait attention à ce qu'il mange, hein!
- Il fait du sport?
- Oui, oui, avec l'école, et aussi du foot."
Je refuse la prise de sang, en expliquant pourquoi à la maman. 
Là-dessus j'entends Ryan marmonner quelque chose à sa mère, qui lui répond "mais oui tu vas l'avoir ton croissant".
Il était 10h30. Heureusement qu'elle venait de me dire qu'il ne grignotait pas entre les repas.

Ce n'est pas comme ça toutes les semaines. Tant mieux, parce que c'est légèrement désespérant.
Mais ce genre de journée, paradoxalement, contribue à me donner envie de m'installer. Peut-être que "mes" patients n'auront pas plus de bon sens ou de neurones en état de marche. Au moins ce seront "les miens", que je ne verrai pas juste "en passant parce que le docteur il est pas là le jeudi".
Je me dis que pourrai essayer de les éduquer, de faire oeuvre de pédagogie... J'essaye déjà de le faire en temps que remplaçante, mais c'est plus décousu, et pour l'instant je n'en observe pas les résultats.

Utopie? Idéalisme? Peut-être... mais ça compense les jours où je me sens devenir cynique.





*tous les prénoms sont fictifs.

2 commentaires:

  1. J'adore le "vous êtes sourde ou stupide" je le ressens tellement souvent.
    - Vous prenez pour quoi?
    - Ben pour le renouvellement hein (évidemment pauvre fille!)

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